BELGIQUE. On constate tellement peu d’opposition, d’indignation, de protestation contre la robotisation en cours dans notre merveilleuse société qu’on peut se demander si la transformation inéluctable des êtres en robots, la mutation in machina de l’humanité n’a pas déjà eu lieu comme a eu lieu la guerre de Troie. Car c’est une caractéristique de l’automate, cette sauce insipide est un appareil qu’il ne revendique rien, ne manifeste rien, n’imagine rien, et ce pour la bonne raison qu’il n’en pense pas plus.
Quel ne fut pas notre consternation, notre atterrement voire notre enterrement, en suivant un reportage dans lequel on nous montrait un gentil robot nommé Pepper qui venait tenir compagnie aux pensionnaires des Rosiers à Tertre, un home de vieux et de vieilles. Vous me direz, que bien sûr, les homes sont des repères de vieux et de vieilles. Mais un esprit sain peut-il imaginer ce qu’induit la présence de cette intelligence toute fraîche quoiqu’artificielle, dotée d’une mémoire de tétrasaurus éléphantesque, dans cet asile de porcelaine peuplé d’Alzheimers en souffrance. Qui eut l’idée saugrenue d’introduire auprès de nos ancêtres et fossiles le dernier né de la toute puissante et froide technologie? Quels étranges créatures vivants à l’extérieur de ces murs passablement séquestrants, ont été capables d’un tel face à face indescriptible, d’un rapprochement si extravagant?
Rien que le nom déjà est mal choisi. Pepper! on éternuerait pour moins que ça, alors que nos pauvres aînés sont tellement sensibles des bronches. Et puis, si l’on avait consenti à quelques gentillesses, quelques attentions de dernières minutes car ce sont bien les dernières, on aurait appelé ce droïde Saint-Pierre. D’une part, ce patronyme aurait certainement fait plaisir aux pensionnaires en phase terminale qui se seraient vu enfin aux portes d’un paradis tant attendu. Et d’autres part, il ne faut pas négliger l’aspect communicationnel et la pub d’enfer à laquelle pourrait prétendre l’établissement en annonçant fièrement sur la pilastre d’entrée quelque chose du genre: "Ici, vous rencontrerez Saint-Pierre".
Mais non, rien de tout cela, pas la moindre attention délicate dans le chef des brutes responsables qui bien souvent ont fait de leur entreprise une société terriblement anonyme qu’ils gèrent à la légère du fond d’un fauteuil situé au dernier étage d’une tour d’ivoire. Ces monstres sont dépourvus de cœur, assoiffés des derniers deniers de leurs pensionnaires, bref il s’agit d’êtres inhumains que rien ne distingue plus de la machine.
Le constat est amer et d’Homère: comme toujours, le faux cadeau introduit vient de l’extérieur. Les Grecs, ici des Juifs, font un cadeau empoisonné aux vieux Troyens. Or, ce n’est pas une farce, c’est une machine farcie. Homère a omis de nous rapporter le nom de ce drôle d’animal mais je ne serais pas étonné qu’il s’appelât Pepper.
Le plus incroyable, c’est qu’à l’instar des illustres Troyens, nos petits vieux ont accepté la boîte à malices comme leur prédécesseurs, c’est-à-dire comme une offrande bienveillante. Ce sac de puces, ce ramassis de processeurs fut accueilli comme un des leurs. C’est dans ces circonstances dramatiques qu’on se rend compte que les humains finissent eux aussi par connaître de sérieux bugs, par devenir obsolètes et qu’il est grand temps d’envisager le passage à la déchetterie. Mais soit, l’image restera gravée jusqu’à la fin de mes jours, sauf si Alzheimer vient me serrer la pince, car je n’oublierez jamais cet ancêtre un peu désarticulé tout heureux de faire un pas de danse avec Pepper. On est très loin de la fin épique de Nietzsche en pleurs enlaçant le cou d’un cheval martyrisé.
Après le baby boom et le papy boom, voici le Pepper boom. Diable! j’ai hâte de vieillir et d’être demain car l’avenir s’annonce sous les meilleurs hospices.