Ci-dessous, un article de Li Monde paru en novembre 1993 dans sa version papier.
Mais nos petits frères d'outre Berlin sont en avance d'une guerre. Au lieu de laisser pourrir bêtement leurs coucous, ils s'évertuent à les tronçonner à la scie circulaire pour en récupérer la matière première, c'est-à-dire, le travail éminemment recyclable. Ce boulot titanesque occupe un nombre non négligeable de chômeurs complets mal indemnisés. Il y là une idée à creuser si l'on veut un jour, et on en parle, partager plus équitablement le temps de travail. Cent personnes s'acharnant à la production de biens matériels peuvent aisément donner de l'emploi à cent autres s'acharnant à leur destruction. Bien comprise, cette logique systémique pourrait nous assurer un new age de plein emploi. De timides expériences font déjà leur apparition chez nous où l'on s'aperçoit qu'il y a du boulot à la pelle dans toutes les décharges de Wallonie. Mais pour que cette idée nouvelle décolle effectivement, il faudrait un sérieux changement de cap. Il faudrait se retrousser les manches et sortir les manches à balai. Or, il existe maintenant Mr Propre qui "nettoie tout en gardant les bras croisés". Et la victime de cette grande lessive n'est autre que l'hôtesse de l'air fraîchement licenciée qui rentre au foyer et se demande avec Per plexité si "la vie, c'est bien plus que faire la vaisselle?" Elle qui rêvait d'avoir le coeur en l'air toute sa vie, la voilà plantée devant la télé dans son salon pimpant comme un hall d'aéroport déserté. Elle aura peut-être eu le loisir de voir les objets de son désir en stand by dans l'Arizona. Et alors? Avions-nous vraiment besoin de ce face-à-face où l'inutile rivalise avec l'absurde. Oui, bien sûr, pour conclure et nous permettre enfin de prendre un peu l'air.
Li Monde, novembre 1993
Dans le désert de l'Arizona, à quelques coups d'aile de la célèbre Vallée de la Mort, gît le plus grand parking du monde pour avions de ligne au chômage. Environ 450 appareils attendent des temps meilleurs dans la sècheresse du lieu propice à la conservation longue durée. Certains d'entre-eux n'ont effectué qu'un seul vol direct reliant l'usine de montage au parking en question. C'est une façon originale de réduire encore le personnel naviguant, le vol à vide permettant de faire l'économie des hôtesses de l'air. On aurait pu pousser le raisonnement plus loin et se dire qu'en l'absence d'hôtesses, l'installation de haut-parleurs pour annoncer aux passagers inexistants qu'ils étaient arrivés à destination ne se justifiait pas totalement. Mais bon! Il est sans doute plus facile de remercier le personnel navigant que de reprogrammer le cablage électrique parfaitement étudié.
Donc, tout clinquants de haute technologie hyper performante, merveilleusement inutiles, ces Teratornis Incredibilis modernes sont cloués au sol, enlisés dans les sables de la superproduction contemporaine et du marais écocomique. Une image qui rappelle à s'y méprendre la fin dramatique des grands dinosaures et autres diplodocus de l'ère secondaire. Une image qui rappelle à s'y méprendre la file dramatique des grands diplômés inutiles et autres dégraissements de l'ère actuelle. C'est donc une vision emblématique, un résumé saisissant du savoir-défaire modernico-mondial. Car le phénomène est bel et bien planétaire puisque dans les steppes de l'Est, l'ex-Armée Rouge expédie à la casse une bonne partie de ses bombardiers Tupolev, des zincs nickels comme des roubles tout neufs.
Tout ça ne vole pas très haut