Voici un article parut en avril 1992 qui n'a rien perdu de son actualité ni de sa petite pertinence.
A l'évidence, si on se fait à ce point forcer la main ou les zygomatiques, c'est qu'on y consentirait pas de façon naturelle. Il faut donc croire que, dans ce qui nous est donné à voir ou à entendre, rien ne mérite franchement l'approbation, rien ne prête réellement à rire. On nage dans l'air du vide.
Par ailleurs, il est vrai que la tendance est à ne plus rien faire soi-même mais bien au laisser faire ou au faire faire. Mais là, si on rigole à ma place, c'est que ma place n'est plus là. Je m'explique: que le lave-vaisselle me lave les mains de la vaisselle, bon! Que le répondeur décroche pour moi, j'entends bien. Que la domotique règle mon thermostat, ça me laisse froid. Que le robot pointe à ma place, on le conçoit. Que l'intelligence artificielle compute sans moi, OK. Que la hifi me coupe le souffle, je vous l'accorde. Que le pilote automatique me conduise ad patres, ainsi soit-il. Que la génétique me reproduise in vitro, passe encore... Mais qu'on rigole à ma place, ah ça non! laissez-moi rire.
Li Monde, avril 1992
Quoi de plus redoutable que ces émissions où même notre petit rôle de spectateur nous est retiré? C'est typique des jeux télévidés (exemple: La roue de la fortune) et des séances soit-disant comiques qui ne font rire qu'elles-mêmes (exemple: La fête à la maison). Tout étant enregistré, dans le premier cas, on applaudit à notre place et dans le second, on rigole pour nous. Du coup, on a plus envie ni d'esquisser le moindre bravo ni d'arborer le plus mièvre petit sourire. C'est normal; si l'émission s'en charge, elle nous en décharge, comme le percolateur nous dispense de faire le café. Mais le gag auquel nous assistons ici, c'est celui du percolateur qui boit lui-même son café. C'est un peu fort. (Dans la même série, le gag du magnétoscope qui regarde seul une séquence qu'on ne visionnera jamais n'est pas mal non plus.)
Pour autant qu'elle le trouve, une question vient alors à l'esprit: pourquoi ces émissions s'acharnent-elles à vouloir nous ravir nos moindres réactions en nous riant au nez?